Le stylo
- Clara D'Auteuil

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Clara D'Auteuil, troisième secondaire

Birmingham, 1950
D’innombrables paletots défilaient devant mes yeux. Tous bruns, de la même marque, de la même longueur, de la même platitude monotone, du même indescriptible ennui. Rien qui me fera gagner le prix qui fera décoller ma carrière, bien que ce ne soit pas ma priorité. En effet, mon frère, qui fait partie du jury du plus grand concours de photographie de notre siècle, m’a assuré que mes clichés me vaudraient au moins une place sur le podium. Mon avenir était donc assuré.
Après quelques minutes d’observation, une forme lumineuse se détacha du groupe mordoré se mouvant dans la même direction. Un jeune homme portait un costume au haut rouge bourgogne et à la cravate bleue marine. Une seule pensée traversa mon esprit : je devais le photographier. Sans plus penser, j’essayai d’apostropher ce futur cliché, mais il était déjà au bout de la rue. Oubliant le banc sur lequel je m’étais allongé, je sautai sur mes pieds pour le suivre. Il tourna le coin de la rue en me lançant un regard amusé. J’accélérai pour tourner le même coin, mais ne le vis plus. Je tournai sur moi-même, vociférant contre mes jambes qui n’ont pas pu aller assez vite, mes yeux qui n’ont pas pu le suivre. Puis, je le vis, me regardant, semblant me mettre au défi de le traquer en affichant un regard arrogant. Il était dans une cage d’ascenseur en plein milieu du trottoir. C’était bizarre, elle était placée là comme une cabine téléphonique, alors qu’elle ne pouvait très clairement aller ni vers le ciel, ni vers la terre. Était-elle là depuis toujours ? Ce qui était sûr, c’est que j’avais retrouvé l’individu qui me vaudrait un énième prix. Je ralentis le pas et passai mes mains sur mon veston en une vaine tentative de remettre de l’ordre dans ma tenue. J’allai rejoindre ce quidam à l’intérieur l’ascenseur.
L’individu sortit une cibiche de sa poche et l’alluma nonchalamment. Il s’adossa à la porte.
- Je suis Arthur, dit le jeune homme.
- Lyam.
- Tu me suivais ?
- Tu ferais une belle photo.
- Merci.
Notre conversation aurait pu finir après ces paroles, mais j’avais encore des questions.
- Je n’ai jamais vu cet ascenseur, est-il nouveau ? dis-je avec une pointe d’humour sarcastique, car je ne pense point qu’un ascenseur ne puisse avoir été installé ici pendant la nuit, et je prends cette rue chaque semaine sans que je n’aie remarqué le moindre élévateur.
- Il n’est pas nouveau, en fait, il est là depuis aussi longtemps que je me souvienne, mais tu ne l’as sûrement jamais remarqué .C’est normal, personne ne le fait vraiment, dit Arthur en jouant avec une pièce que je n’avais jamais vue (elle venait peut-être d’un pays lointain) et pesa sur le bouton 14.
Je ris un peu, car cet homme devait être fou s’il pensait que l’ascenseur allait bouger. Puis ce fut moi le fou, car l’ascenseur se mit à descendre dans le sol. J’étais terrifié, car selon tout ce que je connaissais, un ascenseur ne pouvait pas percer le sol, et c’était pourtant ce qu’il faisait.
La porte de verre me séparait de la terre et je pouvais voir les colonies de fourmis, les verres de terre, les racines, puis la rocaille qui composaient le sol à mesure que nous descendions au creux de la terre.
Lorsque l’ascenseur s’arrêta, je vis un couloir de marbre. Arthur sortit de l’ascenseur comme si c’était la chose la plus normale au monde. À ma sortie, la première chose qui me frappa fut un bruit assourdissant. Des gens qui criaient, de la musique qui jouait, des rires qui fusaient. Mais le plus anormal fut que même dans ce chaos résonnait de la joie, une joie pure et irréelle en même temps. Si fausse et si vraie que je dû cacher mes oreilles avec mes mains en suivant l’homme qui m’avait emmené ici. Il tourna un coin et je fus abasourdi devant ce que je vis. Des dizaines, des centaines de personnes étaient entassées dans une sorte de grotte ; dansant, riant, criant, s’enlaçant sur une sorte de piste de dance. D’autres mangeaient et buvaient sur de longues tables avec plus de nourriture que je n’en avais jamais vu et surtout, énormément de tartes aux fraises.
Instinctivement, je levai mon appareil sans y penser, mais Arthur le redescendit doucement alors que ma bouche formait un O de stupeur.
- Viens, je vais te présenter à notre roi.
- Votre roi ?
- Viens, répéta-t-il.
De plus en plus abasourdi, je le suivis. Nous passâmes devant plusieurs portes qui semblaient mener vers des maisons encastrées directement dans la pierre. Après quelques mètres, nous nous arrêtâmes devant une porte dorée qui ne détonnait pas beaucoup avec les murs peinturés de maintes couleurs bigarrées. Il toqua, puis entra et je fus étonné de constater qu’il n’y ait pas de gardes devant la pièce ou le roi ce trouvait.
La porte s’ouvrit dans un grincement sourd et je vis le roi faire une entrée théâtrale sur sa chaise. Si je n’avais pas été aussi abasourdi par l’endroit où j’étais, j’aurai ri de l’effort que le roi mettait pour m’impressionner, comme s’il voulait que je l’apprécie. Je me rappelai que j’étais devant un véritable monarque quand Arthur fit une révérence. J’en fis une maladroite à mon tour, puis le roi s’assit et nous nous redressâmes.
- Arthur, mon cher Arthur, qu’est-ce qui t’amène ici, mon fils ? Oh, je vois que tu as ramené quelqu’un ! Bonjour, mon cher, dit-il en me regardant.
- B-bonjour monsieur…
- Eugène, s’empressa-t-il d’ajouter. Je suis le Bon Roi Eugène, deuxième de ce nom, vingtième du royaume de Karmil, où nous nous trouvons en ce moment. Et toi ?
- Lyam Walter, heu… je ne crois pas être le prince de quoi que ce soit. Qu’est-ce que ce royaume, d’ailleurs ?
- Voyons, mon fils ne t’a pas montré ? Cet extraordinaire royaume dans lequel tu te trouves est un royaume bien spécial, dit-il en se levant, marchant vers moi et me prenant l’épaule pour nous diriger vers une fenêtre dans le coin la pièce. Les gens que tu as vus plus tôt ont tous été à ta place un jour, dans cette pièce, devant le même dilemme que tu seras quand j’aurai fini de t’expliquer. Notre monde ne fonctionne pas comme le tien. Ces personnes ne ressentent que la joie, le bonheur, l’excitation, l’amour, que des si bons sentiments. En échange, tout ce qu’ils ont à faire est de passer trente minutes dans une machine qui leur enlèvera leur fatigue, leur tristesse, leur peur, leur maladie, leur déprime pour l’envoyer dans ces… personnes.
Le roi avait prononcé ce dernier mot avec dégout, amertume. Nous regardions à présent des dizaines de personnes couchées dans des lits, les personnes les plus malheureuses, fatiguées et malades que je n’ai jamais vues. La peur et la tristesse qui résidaient dans leurs yeux me terrifiaient et fit trembler tout mon corps.
- Qu’est-ce qu’ils ont fait pour mériter ça ? demandais-je.
- Certains n’ont pas donné toutes leurs émotions négatives, d’autres ne se sont tout simplement pas présentés pour se les faire enlever. Les pires ont essayé de s’échapper, m’expliqua Arthur, qui parlait pour la première fois depuis que nous étions arrivés dans ce que je présumais être le bureau de son père (bien que la pièce soit très grande et richement décorée pour un bureau), préférant fumer sa cigarette qui n’était plus qu’un tas de cendre rougeoyant sur le luxueux tapis de son père. Nous enlevons aussi certains souvenirs aux citoyens de Karmil, car ce serait trop dangereux de leur laisser le souvenir du chemin pour arriver ici. Tu sais, les souvenirs reviennent, c’est pourquoi une visite manquée peut être fatale pour notre royaume.
- Et… le, enfin, le gouvernement de l’Angleterre est d’accord ?
- Chéri, ria le roi, nous sommes dans notre propre royaume ici. Votre gouvernement est cependant au courant. Nous faisons signer un document à chaque personne qui réside en ce monde pour qu’elle puisse rester ici pour l’éternité. Maintenant, passons aux choses sérieuses.
Le roi se dirigea vers son bureau, prit une pile de feuilles, un stylo et me fit signe de m’assoir en face de lui. Je le fis, et il me tendit la pile et le stylo. Je pris ce dernier en tremblant.
- Et… en quoi est-ce que je m’engage, en signant ?
- Comme tout le monde ici, plus aucun cauchemar, de la nourriture illimitée et aucun problème pour le reste de ta vie. Le premier jour, nous te laisserons un peu de tes émotions impures, le temps que tu t’adaptes, sinon tu mourrais surement, haha !
Je réfléchis. C’était très tentant… plus de stress, plus de peur, plus de tristesse. Tout ce qu’un être humain cherche toute sa vie. Mais j’avais déjà tout ça. Une famille aimante, un cercle d’amis soudés et l’amour de ma vie avec qui je partageais mes journées. Bientôt, je gagnerais même le concours le plus convoité de la ville et je n’aurais plus jamais à me soucier de l’argent ou de ma carrière, car elle serait merveilleuse. Non, je n’avais pas besoin de ce contrat. J’avais déjà tout.
- Non, désolé, dis-je, souriant, en reposant le stylo sur le bureau. Je n’ai pas besoin de tout ça.
Le roi parut troublé, triste de ma réponse. Un sourire malheureux s’étala sur son visage. Je ne compris pas pourquoi il était triste de me perdre, nous venions de nous rencontrer et il avait des centaines de sujets. Un de plus ou de moins ne devait pas faire beaucoup de différence.
- À ton aise, dit-il. Cependant, nous devons t’effacer la mémoire, tu comprends, histoire que tu ne puisses pas raconter ce que tu as vu à tout le monde ou que tu veuilles revenir
Soudain, je fus pris d’un doute.
- Et si je veux revenir ? Si je change d’idée ?
Tout d’un coup, je tombai par terre, comme évanoui. Je restai conscient assez longtemps pour respirer la poussière du tapis, pour voir la boue sur les chaussures d’Arthur, pour sentir une main m’agripper, puis plus rien.
Je me réveillai au milieu d’une foule de personnes et… du bruit. Beaucoup de bruit. Tout était tellement, tellement joyeux. Soudain, j’eus envie de danser. De danser et de ne m’arrêter que demain, la semaine prochaine, jamais. Et puis, je me rappelai. Le roi, Arthur, le contrat. Je me levai, j’étais dans un lit. Ce lit était dans une petite chambre que j’aimais beaucoup. En fait, elle était exactement comme je voudrais que ma chambre soit si j’avais eu beaucoup, beaucoup plus d’argent. Je me précipitai vers la porte, l’ouvris et mes appréhensions devinrent réelles. J’étais bien dans la grotte, entouré de personnes qui faisaient la fête. Je voulais être fâché, mais je ne réussis pas. J’interrogeai donc le premier venu.
- Écoute, je n’ai pas signé, tout cela est une erreur. Tu peux m’aider à voir le roi ?
Il ria comme si j’avais fait une blague hilarante, me lança un regard amusé, puis partit. La prochaine personne agit de la même façon, puis vint une troisième.
- Jeune homme, personne n’a signé ici ! Il ne te suffisait que de prendre le crayon dans tes mains. Tout le monde ici est encagé dans la même prison dorée. Maintenant mange, boit et chante, c’est tout ce que tu peux faire pour l’éternité. Bonne chance, mon garçon.
Et sur ces mots, le reste de mes émotions « impures » s’envolèrent et je dansai pour l’éternité.



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